Catégorie ‘Commentaires’

A propos du film : »Eau Argentée » (Ossama Mohammed, Simav, et 1001 Syriens)

579326.jpg-r_640_600-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-xxyxxLe 12 décembre 2014, lors d’une séance de notre séminaire « Esthétique, média, oralité, image » à l’université Paris Diderot, nous écoutons Jean-François Ternay et Edouard Mills Affif nous parler des images qui circulent. Jean-François discute le cas des mages produites dans les hôpitaux et cabinets d’échographie qui migrent vers les blogs familiaux. Edouard parle des images produites et diffusées dans les réseaux par les anonymes témoins, acteurs, victimes ou bourreaux dans des conflits et crimes, images dites « brutes » relayées de page en page, visionnées en boucle sur des milliers de postes informatiques. Edouard ne nous montre aucune image, il nous livre ses propres questions en tant que documentariste.

la sémiotique a fait éclater l’idée que les images seraient des formes colorées inscrites ou projetées sur un support, qui pourraient donc se transmettre inchangées d’écran en écran. Ce sont des productions plus ou moins artisanales qui mobilisent des individus, des contextes, des objets, des technologies plus ou moins développées industriellement, des institutions, des sociabilités. De fait, Edouard ne nous invite pas à regarder des photos prises au téléphone portable dans des lieux de manifestations, tortures, exécutions, et trouvées sur les sites de partages de photos et vidéos. Il développe ses propres réflexions sur la circulation de ces images, et nous conseille d’aller voir, dans un cinéma, un film fabriqué à partir de matériaux qu’un autre cinéaste a collectés. J’ai donc été voir « Eau argentée » en salle au Reflet-Médicis, le 27 décembre.

Comment fait-on après avoir vu ce film ?

Commençons par reproduire les paroles du cinéaste Syrien Ossama Mohammed qui figurent sur le dossier de presse du site web des films Potemkine : « En Syrie, des youtubeurs filment et meurent tous les jours tandis que d’autres tuent et filment. A Paris, je ne peux que filmer le ciel et monter ces images youtube, guidé par cet amour indéfectible de la Syrie. De cette tension entre ma distance, mon pays et la révolution, est née une rencontre. Une jeune cinéaste kurde de Homs m’a ‘tchaté » : « si ta caméra était ici à Homs que filmerais-tu ? ». Le film est l’histoire de ce partage ».

La jeune « cinéaste » kurde mentionnée dans ce texte est Wiam Simav , co-réalisatrice sur l’affiche. Mais le terme « cinéaste » prête un peu à confusion car Simav (« eau argentée ») est en réalité une jeune femme qui a acheté une caméra et l’a transportée dans sa capuche à Homs, où elle habite, pour filmer quotidiennement ce qui s’y passait, dans son propre périmètre de vie et de mort.

La moitié du film est réalisé par Ossama Mohammed à partir d’un d’images glanées sur Youtube, au fil du conflit syrien, depuis les grandes manifestations pour exiger la chute du régime et la liberté, à partir de ce qui en a été saisi par des manifestants parfois épouvantés  (on entend crier « ils tirent à balles réelles ! ») jusqu’aux images atroces de répression, des morts, des corps sanglants, des adolescents nus torturés, le tout montré, monté et commenté, par un syrien qui voit avec nous et presque pour nous. Ossama a quitté la Syrie pour parler de ces images à Cannes en 2011 et il est resté en France car ses amis lui ont dit qu’il était désormais en danger en Syrie. Le cinéaste nous dit qu’il a perdu en France le courage de rentrer en Syrie, et qu’il espère être vraiment en danger, pour faire partie de son peuple. Il reçoit un soir d’hiver par facebook « comme un signe du destin » le message d’une jeune femme qui va bientôt lui transmettre pendant des mois sa voix et sa moisson d’images quotidiennes : l’effroi et ses lamentations après la fuite devant des soldats (« ils sont sur le palier ») la famille dispersée, l’école qu’elle a inventée dans les ruines, les enfants qui y arrivent très en avance tout joyeux, la promenade avec un de ses petits élèves, Omar, sur la tombe du père de l’enfant, les chats amputés et gémissants dans les ruines, les ruines, les ruines les ruines. Après l’attaque armée contre son foyer, Ossama conseille à Simav de quitter la Syrie et il nous dit – à nous, spectateurs – qu’il a envie qu’elle le rejoigne, pour sa sécurité bien sûr, mais aussi peut-être pour diminuer son héroïsme à elle et atténuer sa lâcheté à lui. Ces aveux si troublants sont aussi, sans doute, une main tendue au spectateur français, qui verra le film dans le confort d’une salle parisienne, saisi par le chagrin et l’impuissance, renvoyé à l’indignité de son indifférence et de son bien-être associés. Ossama est proche de Simav mais il est également proche de nous par ces aveux qui le mettent à la merci du jugement et nous soulagent quant à nous de la tentation de projeter un mépris qui lui est totalement étranger, ou du sentiment de notre propre insignifiance dont un philosophe catalan dont j’ai hélas oublié le nom a dit qu’il était une suprême aliénation ; Ossama est le médiateur, indispensable, qui nous permet, par contacts, d’être aussi avec lui avec elle, et avec eux, malgré l’incommensurabilité des conditions vécues, et de nous rapprocher, potentiellement seulement, de certains de ceux qui ont pu filmer et témoigner sans rien pouvoir partager d’autre, compte-tenu des conditions, qu’un mouvement de caméra affolé et un éclat de voix.

D’ailleurs, venue à Cannes en mai 2014, Simav se sent très loin de nous tous ici, elle décide de retourner en Syrie, à Homs. Même Ossama ne suffit pas. Elle dit à un moment, sans d’adresser à nous qui ne sommes pas dans son esprit, mais à lui : « la France est froide et lointaine comme une tombe sans nom ». Nous restons ici, témoins de l’héroïsme inaccessible de la jeune femme, mais avec Ossama qui est quelque part en France et nous a réservé une place dans ce qu’il fait à propos de son pays la Syrie.

Quittons le film un moment : l’espace social et médiatique est encombré d’entités discursives frénétiquement agitées en tous sens pour leur donner un semblant de vie à des fétiches théoriques (« acteurs économiques », « indicateurs », « forces en présence », « évolutions », etc.) et imposer l’apparence d’une réalité dite pragmatique de tendances et de faits mondiaux, dont nous ne connaissons aucune des médiations qui les construisent comme tels. L’ordinaire nous apparaît alors comme un registre esthétique et politique alternatif, sobre, mineur, poétique, aimable. Le quotidien devient, culturellement l’équivalent de l’intérêt que l’on porterait à des coutumes désuètes et inoffensives que notre attention honorerait et qui par contrecoup nous feraient bénéficier du prestige d’une sensibilité même fugace, sans que cela nous engage outre mesure dans les exigences d’un tel intérêt.

Des faits et des grandes tendances nous ne connaissons que la récurrence devenue routinière de chocs annoncés, et le flot des réactions qui les suivent, lesquelles obéissent invariablement à la règle d’une appropriation nécessairement distanciée ou  décalée – dans le cas qui nous occupe, rien de plus attendu, rien de plus vain au fond, que la célébration dans toute la critique du film de la force poétique de l’œuvre en dépit des images insoutenables qu’elle exploite.

Rien de plus destructeur aussi, ni de plus proche peut-être des frustrations qui rendent la violence acceptable et peut-être tentante, que la haine de soi et des autres cultivée à la faveur des constats répétés d’impuissance, et des dénonciations enflammées de l’inaction des individus ordinaires.

Il me semble, en tant que spectatrice, que ce film est, entièrement, une initiative vouée au partage : regarde, montre-moi, raconte-moi, sois mon témoin, permets-moi d’être témoin, soyons témoins de ceux qui sont témoins.

Je suis frappée par le fait que le cinéaste, inquiet, disponible, ait été si doublement attentif à des signaux fragiles venus de là-bas, et à la possibilité qu’ils aient un sens ici. Je suis frappée par l’effort fourni pour proposer cet agencement singulier qu’est le film, lui frayer un passage dans le fatras médiatique, sans postuler l’insignifiance lorsqu’il s’agit de rejoindre des spectateurs réellement attendus (puisqu’il est occupé pleinement à ce partage avec elle et avec nous). Ossam fait confiance au torrent de la vie ordinaire, dotée de sa pleine force politique et sensible, il fait ce qu’il faut là où il se trouve pour que ce torrent trouve sa place et son lit lorsqu’il le croise.  Nous ne le consommerons pas pour nous, nous ne nous demanderons pas comment faire plus, comment faire mieux, nous nous laisserons déranger par le passage de ce même torrent de la vie ordinaire qui vient de l’extraordinaire drame en Syrie, et nous nous pousserons ensemble, plus pour en désigner le passage que pour aménager un dispositif.

Le cinéaste préoccupé est attentif non seulement à la voix, l’image, l’histoire de Simav, mais à celles de tous les anonymes qui jettent des images filmées dans l’enfer, images envoyées par les victimes à quel prix, images envoyées par les bourreaux. Il les visionne par centaines, il les examine, tendu et fébrile, il nous fait revoir plusieurs fois l’image épouvantable d’un adolescent accroupi nu dans le coin d’une salle d’interrogatoire, lui-même a dû la scruter pendant des heures, y revenir sans cesse affolé, tremblant, interrogateur. Il la commente partiellement. A un autre moment, il nous fait partager un fragment de dialogue avec un jeune syrien qui lui demande des conseils pour la création d’un ciné-club et conseille ce qu’il fait lui-même : « tu peux commenter des films ».

La jeune femme quant à elle, filme pour Ossama et le dit également à plusieurs reprises. Ce n’est pas à un public anonyme ou fantasmé qu’elle pense mais au cinéaste, personnellement. Elle le lui dit, je ne me rappelle pas les termes exacts, que sans lui elle n’aurait pas pu, qu’il était son cordon ombilical. Elle s’adresse à lui son compatriote, son ami, « havalo », son témoin.

Quand elle se promène avec Omar, toutes les médiations de l’attention à autrui se déploient, et il se produit le miracle stupéfiant d’un monde commun, chaud, doux, prometteur, auquel des êtres vivants tous différents participent, en incluant les mémoires vivantes des proches disparu, et les présences animales, végétales : l’enfant parle à son père en lui offrant la compagnie des belles fleurs sur sa tombe. On le voit dans Homs totalement dévastée remarquer tout joyeux des grandes feuilles bien vertes qu’il veut cueillir pour les ramener à sa mère, « pourquoi ? » « Pour qu’elle puisse faire des feuilles farcies », « ce n’est pas avec ces feuilles là qu’on les fait » « ah bon ? », l’enfant écoute soudain car Simav enseigne. Un peu plus loin il s’exclame « oh la fleur ! » il court vers un coquelicot qui a frayé sa voie dans les ruines vers le soleil. « C’est comme la nuit sauf qu’il y a de la lumière » dit Omar qui est dans son royaume de vie, d’attention aux choses, de gaité, de dialogue, de découvertes, mais avec cette inquiétude et ces sensations de nuit en plein jour et de vigilance car les snipers l’inquiètent. Simav le suit, l’écoute, le corrige à propos des feuilles (elle prend ses responsabilités, elle leur a fait l’école dans les ruines), elle le regarde et le fait regarder de tout près à Ossama le cinéaste qui qui nous fait partager cette promenade sur un grand écran. Nous sommes tous ensemble à cet instant, Omar, Simav, les leurs, la mémoire du père, la maman cuisinière de feuilles farcies, le cinéaste témoin et magicien, et les spectateurs réunis dans la salle (six ce soir-là au Reflet Médicis). Omar, enfant intelligent, vif, rayonnant, beau comme les fleurs qui sont des formes de vie ses sœurs, mais fragiles comme elles et comme les chats martyrs. Il vit sous les bombes, en Syrie. Nous apprenons que son oncle l’a retiré de l’école car Simav ne porte pas le voile et parce qu’il est déjà soupçonné d’une tendance au blasphème. Or, il n’est pas beaucoup moins âgé que l’adolescent nu accroupi dans l’enfer de la salle d’interrogatoire, il n’est pas beaucoup moins âgé que les jeunes soldats hilares qui se filment en train de tourmenter leurs prisonniers. Il n’est pas en sécurité et nous ne savons pas ce qu’il deviendra. Le film lui est dédié. Une personne me disait récemment à propos de ce qui arrive à autrui, en citant Wittgenstein  « on n’a pas mal à la dent de l’autre ». Certes, mais je repense aux propos de Gabriel Salinas lors d’une très longue conversation il y a deux ans à propos des témoignages des bourreaux et victimes de la dictature chilienne.  J’ai pleinement réalisé à ce moment que Gabriel employait sa merveilleuse intelligence à faire trois choses qui, ensemble, ont forgé l’épaisseur de son quotidien : questionner et tenter de comprendre les phénomènes de la violence et du mal, assumer le principe inflexible du refus de la violence, et cultiver la compassion et la fraternité directe à l’égard des victimes de la violence et du mal. Ce que le film nous fait, c’est de dissiper les brumes des fausses pistes, et ouvrir des galeries dans l’épaisseur commune de nos vies ordinaires : celles d’Edouard, Simav, Ossama, Omar, Gabriel, et à travers eux, mille et une personnes dont ils se rendent témoins.

« La pierre triste » de Filippos Koutsaftis, 2000, (Ecrans Documentaires Cachan)

smallhttp://www.derives.tv/La-pierre-triste

Le cinéaste regarde pendant une douzaine d’années la ville d’Eleusis.
Sa gigantesque raffinerie en croissance continue, la cimenterie Titan, les routes, autoroutes, échangeurs, chantiers de démolition, de construction, les urbanisations, panneaux publicitaires géants remplis des visages de mannequins, tout cela pousse la ville habitée et son sous-sol truffé de vestiges, qui livre sans arrêt des tombes, des temples, des traces (puits) de l’ancienne Eleusis des batailles héroïques, celle des Mystères auxquels Hadrien fut initié, celle d’Eschyle, celle du cycle annuel de Perséphone qui va rejoindre Pluton aux enfers et en revient chaque année avec le printemps, celle du culte des mi-semailles et de Marie, ou de Saint Nicolas protecteurs des ouvriers de la cimenterie dont seul 10 ont survécu aux maladies des poumons. Peu à peu, le cinéaste suit dans ce chaos de destructions, de publicité et de laideur industrielle et de crise destructrice (ambition, indifférence, insensibilité) des figures fragiles, des habitants ordinaires, beaucoup, parmi les plus vieux, réfugiés de la Grèce d’Asie Mineurs ( les « ioniens ». Il s’émeut de la sublime beauté des gestes ordinaire, du soin aux multiples mémoires, celle des êtres chers disparus, celle de la rencontre terrible avec l’Histoire et les guerre, celle de la Grèce millénaire, es gestes et du soin portés aux traces si maltraitées par les obscures et absentes puissances des enfers industriels. Payanatos, comme un héros Tarkovskien ***  (le fou dans la piscine, s’il réussissait à la traverser sans que s’éteigne la bougie qu’il transporte le monde serait sauvé), ou comme celui des oiseaux deTarjei Vesaas, * inlassable vagabond des vestiges qu’il retrouve et  soigne, la tête couverte d’une, veste en loque « qui cache son auréole », le laitier qui disparaît, hélàs, les femmes qui allument les lampes, parcourent le site avec familiarité et modestie pour se rendre au culte, l’archéologue qui nettoie amoureusement un minuscule tesson où apparaît le délicat profil d’une jeune fille qui lui ressemble tandis que les pelleteuses arrachent les murs quelque part dans la ville, l’adolescent qui aide aux fouilles et qui ressemble tant, quant à lui, à Antinoüs, les vieux et vieilles aux visages timides et clairs dont le cinéaste célèbre la noblesse et la beauté et dont il écoute les paroles, rares, déchirantes, qui se répercutent en échos cosmiques sur l’ensemble du site et de la Grèce, le gardien du site qui connaît les passages des oiseaux, du lièvre, des couleuvres entre les colonnes tronquées et l’herbe rase. Les habitants sont modestes mais moins anonymes pour le cinéaste puis pour nous  que les puissants pétroliers et investisseurs dont on ne saura rien. Leurs gestes soigneux et infimes « rétablissent l’équilibre du monde », exactement comme le décrit David Abram dans « comment la terre s ‘est tue ».  Antonia est fière d’habiter près des tombes des sept Thébains qui ont tenu tête aux Spartiates, sa fierté à elle, femme toute simple, rachète l’indifférence absolue de toutes les puissances financières, politiques, tout ce qui a contribué à détruire totalement le cimetière où reposaient les sept thébains.
Le cinéaste au fil des années, découvre les lucioles, partout, celles dont parle Didi Huberman qui a justement commenté ce film ; des lucioles. C’est le film de l’attention portée aux autres, de la quotidienneté héroïque d’un peuple plein de héros, et dont le trésor politique, extraordinaire, réside dans la « décence ordinaire » de cette attention transmise, inlassable. Un merveilleux film, qui rétabli l’équilibre du monde.